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    Climats et milieux

    “De dos, une jeune femme au sortir de son bain se reflète dans le cercle d’un objectif, ou d’une pupille, ou peut-être d’un monde, un orbis terrarum. Son reflet regarde cet orbe, qui se démultiplie en d’autres orbes, mais s’anamorphose parfois aussi en carrés. C’est au fond la même chose, hormis que cela dépend de l’angle : cela même que les Romains voyaient comme un cercle, orbis, la Chine ancienne l’a vu comme un carré, fang 方. Sous son angle à elle en effet, le Ciel était rond et la Terre carrée, tian yuan di fang 天圓地方. Ici, nous sommes au Japon, mais l’angle, c’est la photographe qui le détermine, semble-t-il, et il en ressort soit des cercles, soit des carrés. Sous son angle à elle, les îles sont rondes, et les volcans sont carrés. Certains, du moins. Ou peut-être est-ce l’inverse ? Sous l’angle d’un volcan, le monde ou la pupille d’une photographe deviendraient-ils carrés ? Ou ronds sous l’angle d’une île ?

    Ces angularités, les Grecs les appelaient klimata, au singulier klima, qui nous a donné climat. Un klima (du verbe klinein, incliner), c’était une inclinaison ; en particulier l’inclinaison de la surface terrestre vers le pôle, d’où dépendait l’angle sous lequel on pouvait voir le soleil à midi. Hippocrate en a tiré l’idée que le climat déterminerait les caractéristiques humaines, façon de voir qui a eu longue descendance – cela que l’on appelle le déterminisme, pour lequel le climat déterminerait le caractère des peuples. Sous cet angle-là, et sous le klima de l’appareil, peut-être en effet que les îles ou les volcans font varier les pupilles, ou du moins les objectifs des photographes…

    Le déterminisme a été réfuté par l’école française de géographie, celle de Vidal de la Blache, qui lui a substitué le possibilisme : sous un même climat, l’histoire a pu donner naissance à des genres de vie très différents. D’un même objet, diverses interprétations sont possibles, en effet. Alors, cette interprétation des climats par les sociétés humaines serait-elle arbitraire ? La chose est plus complexe, la relation plus ambivalente. Un philosophe japonais, Watsuji, l’a tirée plus au clair. Dans un livre intitulé Fûdo 風土, publié en 1935 (et qui a été traduit en français sous le titre Fûdo, le milieu humain), il a montré que l’existence humaine est structurée par l’ambivalence même de cette relation, dans laquelle l’être concret n’est pas séparable de son milieu.

    Dans ce même livre, Watsuji montrait sous cet angle les liens qui attachent les Japonais à leurs îles, au climat et à tous les phénomènes naturels qui les caractérisent. Il allait même, poétiquement, jusqu’à comparer le caractère de ses compatriotes aux typhons qui visitent l’archipel régulièrement, mais toujours de manière imprévisible. Régularité mais imprévisibilité, à toute échelle, marquent la nature de cet archipel : que séismes, typhons, éruptions volcaniques ou pluies dévastatrices arriveront, c’est sûr, mais on ne sait jamais quand. Et les Japonais aussi, aux manières habituellement si douces et si polies, sont à l’improviste capables des pires violences…

    Lola Reboud à son tour, au Japon, variant l’angle de son habituel appareil, s’enfonce dans des cratères et puis survole des îles, des baies industrielles, voire des typhons… À la japonaise, Nihon fû 日本風, prise dans le fûdo nippon, en somme. Et après tout, la jeune femme dans le miroir ne serait-elle pas née de ce klima-là ?”

    Texte écrit à propos du livre Les Climats II (Japon) – Poursuite Editions

    «Si l’on se devait de commencer par résumer les projets photographiques réalisés par Lola Reboud en en décrivant les intrigues et les nœuds narratifs, en esquissant les principaux personnages et leur évolution, le synopsis tiendrait naturellement en quelques lignes. Car au cœur de la démarche, et au cœur des images, il n’est qu’un sujet : la rencontre. La rencontre entre la photographe et des lieux, entre la photographe et les habitants de ces lieux ; la rencontre entre les habitants, entre voisins qu’il faut apprivoiser ; la rencontre amoureuses entre deux adolescents. En ce sens, il faut reconnaître qu’une description purement factuelle, synoptique, de l’œuvre de Lola Reboud ne pourrait rendre compte dans les nuances et les ambiguïtés, les malaises et les malentendus de ces rencontres, qui ne sont au fond rien d’autres que des dispositions du hasard. Il peut être heureux ou malheureux il est vrai, c’est en tout cas à partir de cela que nous sommes dus de composer pour espérer déjouer la fatalité de l’existence.»

    Texte écrit pour l’exposition Août 30°, (pourvu qu’elle m’aime), 2012

    “J’avais découvert le travail islandais de Lola Reboud lors du Prix de Levallois : on est toujours trop prompt à classifier les jeunes artistes dans une catégorie. Revoyant ses photographies deux ans plus tard (à l’Espace Dupon), après son séjour au Maroc, je suis frappé par le contraste entre ces deux volets, ces deux pays. Autant les photographies d’Islande présentées ici portent la marque d’une certaine distance, due tant à la lumière froide et aux peaux claires qu’à un point de vue, plus ou moins délibérément distant, de l’artiste face à son sujet, autant ses photographies tangéroises sont éclatantes : soleil méditerranéen, peaux mates, sensualité exacerbée d’autant plus qu’elle est discrète. Les deux corps nus de jeunes femmes islandaises, tous deux perdus dans la brume, l’une de sa douche et l’autre d’une source chaude, tout esthétiques qu’ils soient, n’émeuvent guère, les corps marocains, bikini ou djellaba, filles pudiques ou jeunes hommes fiers et provocants, sont porteurs d’une charge sexuelle forte : la tension circule entre les images, les regards se suivent, les corps sont prêts à se frôler.

    Et ce ne sont pas que les corps : face aux paysages islandais monastiques, durs et inhospitaliers s’étale la sensuelle nature marocaine, et cet arbre est en lui-même un personnage, comme le Chêne de Flagey par Courbet : guère d’austérité possible dans cette luxuriance. C’est tout le talent de la photographe que d’avoir ainsi su passer d’un monde à l’autre, et trouver dans chacun la distance juste, respect un peu austère ici, proximité un peu complice là.”

    “Des deux mondes” Publié sur le blog Lunettes Rouges – Amateur d’Art , 2012

    Avec son livre, Les Climats II (Japon), publié aux éditions Poursuite (2017), Lola Reboud construit un véritable objet de méditation. La couverture d’une grande sobriété offre un astre argenté sur un fond gris-noir uni, une pupille céleste, l’objectif d’un microscope, oculus structurant l’ensemble de l’ouvrage. En seize images , seize propositions pouvant conduire au satori, Lola Reboud donne la sensation d’un pays ayant imaginé son déploiement entre permanence et évanescence, conscience du risque et accueil de la beauté ordinaire. La nature est ici souveraine, glacée, tempétueuse, sismique. L’unité des ordres paraît une évidence quand les fumeroles s’échappent de la montagne, que la mer est une puissance d’écume, et que l’œil du cyclone est un chignon de femme. Quand le tourbillon conduit l’existence, prendre de la hauteur est une pratique de mise à distance salutaire. Tôkyô vue du ciel acquiert le calme olympien d’une carte à puce. Les kamis s’amusent quand chacun craint le séisme qui vient, et qu’éclate en silence la fureur du volcan. Fini et infini sont au Japon des réalités expérimentées quotidiennement, où les apparitions ne se conçoivent que dans l’acceptation de leur peu de pouvoir. Dans L’Empire des signes (Skira, 1970), Roland Barthes écrit ainsi que « le satori (l’événement Zen) est un séisme plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la connaissance, le sujet : il opère un vide de parole. » Il y a chez Lola Reboud comme une érotique de la catastrophe, la capture sensuelle d’un flottement prenant la forme de la légèreté soufrée d’un rendez-vous d’importance, quoique inconnaissable à lui-même dans sa force d’éclatement et de mise en déroute des certitudes. La volupté des matières est le point de contact entre le visible et l’invisible. La violence prévisible est neutre, sans intention particulière. Elle doit nuire, c’est tout, et l’on peut l’honorer comme une énergie vitale précieuse, un labeur appliqué. Une tension se constitue entre le vide et le trop-plein, entre ce qui envahit l’espace et ce qui libère, entre ce qui désoriente et réordonne, entre le trou et le comblement. Les cadrages créant un champ de signifiance sont, pour reprendre la pensée barthésienne, des cernes hallucinatoires, ou le théâtre de hublots d’un paquebot faisant naufrage. Les Climats II (Japon) invente donc une carte de géographie intérieure, indiquant peut-être moins l’essence d’un pays singulier que l’universel d’un état mental.  Fabien Ribery on  L’Intervalle

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